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Anthologie

Le Tableau de Paris dans le texte

Une sélection d’extraits pour découvrir le portrait de Paris peint sur le vif par Louis-Sébastien Mercier. Publié entre 1781 et 1788, son Tableau de Paris, d'abord interdit en France, est en effet une œuvre inclassable qui tente de saisir l'effervescence de la capitale à la veille de la Révolution. L'auteur prête également une attention toute particulière au peuple de Paris et aux inégalités sociales qu'il dénonce avec verve.

Préface

Mercier, Tableau de Paris, 1781.
Dans sa Préface au Tableau de Paris, rédigé entre 1781 et 1788, Mercier dévoile son intention de brosser un tableau fidèle de Paris grâce à l'évocation de ses mœurs et de la variété de ses habitants. Il se revendique ainsi « peintre » plus que « philosophe » et réaffirme l'importance de représenter toutes les classes sociales et de laisser sa place au peuple.

Je vais parler de Paris, non de ses édifices, de ses temples, de ses monuments, de ses curiosités, etc., assez d'autres ont écrit là-dessus. Je parlerai des mœurs publiques et particulières, des idées régnantes, de la situation actuelle des esprits, de tout ce qui m'a frappé dans cet amas bizarre de coutumes folles ou raisonnables, mais toujours changeantes.
Je parlerai encore de sa grandeur illimitée, de ses richesses monstrueuses, de son luxe scandaleux. Il pompe, il aspire l'argent et les hommes ; il absorbe et dévore les autres villes, quœrens quem devoret.
J'ai fait des recherches dans toutes les classes de citoyens, et n'ai pas dédaigné les objets les plus éloignés de l'orgueilleuse opulence, afin de mieux établir par ces oppositions la physionomie morale de cette gigantesque capitale. Beaucoup de ses habitants sont comme étrangers dans leur propre ville : ce livre leur apprendra peut-être quelque chose, ou du moins leur remettra sous un point de vue plus net et plus précis, des scènes qu'à force de les voir, ils n'apercevaient pour ainsi dire plus ; car les objets que nous voyons tous les jours, ne sont pas ceux que nous connaissons le mieux […]
Je n'ai fait ni inventaire ni catalogue ; j'ai crayonné d'après mes vues ; j'ai varié mon Tableau autant qu'il m'a été possible ; je l'ai peint sous plusieurs faces ; et le voici, tracé tel qu'il est sorti de dessous ma plume, à mesure que mes yeux et mon entendement en ont rassemblé les parties. […] On jugera qu'il m'eût été impossible d'exposer tous les contrastes de la grande ville ; contrastes rendus plus saillants par le rapprochement. Quand on a dit, c'est l'abrégé de l'univers, on n'a rien dit; il faut le voir, le parcourir, examiner ce qu'il renferme, étudier l'esprit et la sottise de ses habitants, leur mollesse et leur invincible caquet ; contempler enfin l'assemblage de toutes ces petites coutumes du jour ou de la veille, qui sont des lois particulières, mais qui sont en perpétuelle contradiction avec les lois générales.
[…] Je dois avertir que je n'ai tenu dans cet ouvrage que le pinceau du peintre, et que je n'ai presque rien donné à la réflexion du philosophe. Il eût été facile de faire de ce Tableau un livre satyrique ; je m'en fuis sévèrement abstenu.  […]
J'ose croire que, dans cent ans, on reviendra à mon Tableau, non pour le mérite de la peinture, mais parce que mes observations, quelles qu'elles soient, doivent se lier aux observations du siècle qui va naître, et qui mettra à profit notre folie et notre raison. La connaissance du peuple parmi lequel il vit, sera donc toujours la plus essentielle à tout écrivain qui se proposera de dire quelques vérités utiles, propres à corriger l'erreur du moment ; et je puis dire que c'est la seule gloire à laquelle j'ai aspiré.

Louis-Sébastien Mercier, Tableau de Paris : Amsterdam, 1782-1788.

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Coup d'œil général

Mercier, Tableau de Paris, livre I, chapitre 1, 1781.
Dans ce chapitre inaugural du Tableau de Paris, Mercier évoque une capitale fourmillante qui sollicite à chaque instant les sens de celui qui la parcourt : il nous fait ainsi respirer l'air particulier de Paris et entendre les bruits vivants d'une ville vivante et mouvante.

On a dit qu'il fallait respirer l'air de Paris, pour perfectionner un talent quelconque. Ceux qui n'ont point visité la Capitale, en effet, ont rarement excellé dans leur art. L'air de Paris, si je ne me trompe, doit être un air particulier. Que de substances se fondent dans un si petit espace ! Paris peut être considéré comme un large creuset, où les viandes, les fruits, les huiles, les vins, le poivre, la cannelle, le sucre, le café, les productions les plus lointaines viennent se mélanger ; et les estomacs sont les fourneaux qui décomposent ces ingrédients. La partie la plus subtile doit s'exhaler et s'incorporer à l'air qu'on respire : que de fumée ! que de flammes ! quel torrent de vapeurs et d'exhalaisons ! comme le sol doit être profondément imbibé de tous les sels que la nature avait distribués dans les quatre parties du monde ! Et comment de tous ces sucs rassemblés et concentrés dans les liqueurs qui coulent à grands flots dans toutes les maisons, qui remplissent des rues entières (comme la rue des Lombards) ne résulterait-il pas dans l'atmosphère des parties atténuées qui pinceraient la fibre là plutôt qu'ailleurs ? Et de là naissent peut-être ce sentiment vif et léger qui distingue le Parisien, cette étourderie, cette fleur d'esprit qui lui est particulière. Ou si ce ne font pas ces particules animées qui donnent à son cerveau ces vibrations qui enfantent la pensée, les yeux, perpétuellement frappés de ce nombre infini d'arcs, de métiers, de travaux, d'occupation diverses, peuvent-ils s'empêcher de s'ouvrir de bonne heure, et de contempler dans un âge où ailleurs on ne contemple rien ? Tous les sens sont interrogés à chaque instant ; on brise, on lime, on polit, on façonne ; les métaux font tourmentés et prennent toutes sortes de formes. Le marteau infatigable, le creuset toujours embrasé, la lime mordante toujours en action, aplatissent, fondent, déchirent les matières, les combinent, les mêlent. L'esprit peut-il demeurer immobile et froid, tandis que, passant devant chaque boutique, il est dissimulé, éveillé de sa léthargie par le cri de l'arc qui modifie la nature ? Partout la science vous appelle et vous dit, voyez. Le feu, l’eau, l'air, travaillent dans les ateliers des forgerons, des tanneurs, des boulangers ; le charbon, le soufre, le salpêtre font changer aux objets et de noms et de formes ; et toutes ces diverses élaborations, ouvrages momentanés de l'intelligence humaine, font raisonner les têtes les plus stupides.

Louis-Sébastien Mercier, Tableau de Paris : Amsterdam, 1782-1788.

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Le Faubourg Saint-Marcel

Mercier, Tableau de Paris, Livre I, chapitre 85, 1781.
Fidèle à sa volonté de représenter toutes les classes sociales dans son Tableau de Paris et d'y inclure notamment le peuple, Mercier évoque ici le faubourg Saint-Marcel. Ce bourg misérable et malpropre, mal intégré à Paris, a mauvaise réputation : il accueille des miséreux venus de la province pour travailler à Paris ainsi que des personnages en rupture de ban, en bref tout un peuple « barbare » refoulé hors des limites de la cité par la pauvreté ou la flétrissure.

C'est le quartier où habite la populace de Paris, la plus pauvre, la plus remuante et la plus indisciplinable. Il y a plus d'argent dans une seule maison du faubourg Saint-Honoré, que dans tout le faubourg Saint-Marcel, ou Saint-Marceau, pris collectivement.
C'est dans ces habitations éloignées du mouvement central de la ville, que se cachent les hommes ruinés, les misanthropes, les alchimistes, les maniaques, les rentiers bornés, et aussi quelques sages studieux, qui cherchent réellement la solitude, et qui veulent vivre absolument ignorés et séparés des quartiers bruyants des spectacles. Jamais personne n'ira les chercher à cette extrémité de la ville : si l'on fait un voyage dans ce pays-là, c'est par curiosité ; rien ne vous y appelle ; il n'y a pas un seul monument à y voir ; c'est un peuple qui n'a aucun rapport avec les Parisiens, habitants polis des bords de la Seine.
Ce fut dans ce quartier que l'on dansa sur le cercueil du diacre Pâris, et qu'on mangea de la terre de son tombeau, jusqu'à ce qu'on eût fermé le cimetière :
De par le roi, défense à Dieu
De faire miracle en ce lieu.

Les séditions et les mutineries ont leur origine cachée dans ce foyer de la misère obscure.
Les maisons n'y ont point d'autre horloge que le cours du soleil ; ce sont des hommes recalés de trois siècles par rapport aux arts et aux mœurs régnantes. Tous les débats parti­culiers y deviennent publics ; et une femme mécontente de son mari, plaide sa cause dans la rue, le cite au tribunal de la populace, attroupe tous les voisins, et récite la confession scandaleuse de son homme. Les discussions de toute nature finissent par de grands coups de poing ; et le soir on est raccommodé, quand l'un des deux a eu le visage couvert d'égratignures.
Là, tel homme enfoncé dans un galetas, se dérobe à la police et aux cent yeux de ses argus, à peu près comme un insecte imperceptible se dérobe aux forces réunies de l'optique.
Une famille entière occupe une seule chambre, où l'on voit les quatre murailles, où les grabats sont sans rideaux, où les ustensiles de cuisine roulent avec les vases de nuit. Les meubles en totalité ne valent pas vingt écus ; et tous les trois mois les habitants changent de trou, parce qu'on les chasse faute de paiement du loyer. Ils errent ainsi, et promènent leurs misérables meubles d'asile en asile. On ne voit point de souliers dans ces demeures ; on n'entend le long des escaliers que le bruit des sabots. Les enfants y sont nus et couchent pêle-mêle.
C'est ce faubourg qui, le dimanche, peuple Vaugirard et ses nombreux cabarets ; car il faut que l'homme s'étourdisse sur ses maux : c'est lui surtout qui remplit le fameux salon des gueux. Là, dansent sans souliers et tournoyant sans cesse, des hommes et des femmes qui, au bout d'une heure, soulèvent tant de poussière qu'à la fin on ne les aperçoit plus.
Une rumeur épouvantable et confuse, une odeur infecte, tout vous éloigne de ce salon horriblement peuplé, et où dans des plaisirs faits pour elle, la populace boit un vin aussi désagréable que tout le reste. Ce faubourg est entièrement désert les fêtes et les dimanches. Mais quand Vaugirard est plein, son peuple reflue au Petit-Gentilly, aux Porcherons et à la Courtille : on voit le lendemain, devant les boutiques des marchands de vin, les tonneaux vides et par douzaines. Ce peuple boit pour huit jours.
Il est, dans ce faubourg, plus méchant, plus inflammable, plus querelleur, et plus disposé à la mutinerie, que dans les autres quartiers. La police craint de pousser à bout cette populace ; on la ménage, parce qu'elle est capable de se porter aux plus grands excès.
 

Mercier, Tableau de Paris : Amsterdam, 1782-1788.

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Nécessiteux

Mercier, Tableau de Paris, Livre III, chapitre 268, 1781.
Dans le Tableau de Paris, Louis-Sébastien Mercier inclut à sa description des lieux et des mœurs des réflexions plus générales. Il revient ici sur la question des inégalités sociales et sur l'injuste distribution des richesses dans la capitale.

Il n'est presque pas possible, dans la situation actuelle de notre gouvernement, qu'il ne se trouve un grand nombre de coupables, parce qu'il y a une foule de nécessiteux qui n'ont qu'une existence précaire, et que la première loi est qu'il faut vivre. L'horrible inégalité des fortunes, qui va toujours en augmentant, un petit nombre ayant tout et la multitude rien ; les pères de famille dépouillés de leur argent par la voie trop séduisante des loteries et rentes viagères, fléau moderne, et ne laissant presque plus à leurs enfants que des contrats en parchemin annulés à leurs décès ; le fardeau de la misère, la dureté insolente du riche qui marchande la sueur et la vie du manouvrier, les entraves mises à l'industrie, les impôts multipliés, le déplacement et l'incertitude des états, le défaut de circulation, le haussement prodigieux des denrées, les routes du commerce obstruées, tout précipite l'infortune dans un inévitable désordre.
Arrivent les lois pénales, entourées de bourreaux ; mais on corrige rarement le mal qu'on n'a point su prévoir. Les potences, les échafauds, les roues, les galères, inutiles vengeances ! Les mêmes délits recommencent, parce que la source n'en a pas été fermée : il est en effet de même de ces plaies qui versent toujours un sang corrompu, parce qu'on n'attaque point la masse infectée.
Plusieurs riches ne sont pas devenus plus humains. L'injuste distribution de la propriété a été maintenue par les lois mêmes et par les supplices. Les coupables ont eu la tentation qui naissait de leur situation : leurs besoins n'ont point changé. Ils auraient été fidèles observateurs des lois, si les lois les eussent protégés en quelque chose ; mais, leurs mains étant vides, la loi les repoussait. La faim d'un côté, de l'autre des peines atroces les tenaient en suspens. Jugez de l'impérieuse et cruelle nécessité, puisqu'ils ont hasardé leur vie. Je ne parle point ici de ces crimes atroces et réfléchis qu'enfantent la vengeance et la trahison, mais de ces crimes hardis qui exigent le partage des biens. C'est la société qui a commencé le mal, parce qu'elle n'a pas assez travaillé pour la subsistance commune, que tous ont droit d'attendre ; et le malheureux qui monte sur l'échafaud me paraît toujours accuser un riche.

Mercier, Tableau de Paris : Amsterdam, 1782-1788.

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La Bastille

Mercier, Tableau de Paris, Livre III, chapitre 282, 1781.
Contrairement à une légende forgée à partir du 18e siècle, la Bastille est une prison de luxe où, sauf exception, ne sont enfermés que des personnages de haut-rang. Mais rien n’y fait : la Bastille, dont la masse sombre et menaçante domine le faubourg Saint-Antoi­ne, possède une réputation de geôle effroyable. Elle inspire à Mercier l'image d'un coffre-fort solidement cadenassé, recelant les secrets douloureux de l'histoire de France.
 

Prison d'État : c'est assez la qualifier. C'est un château, dit Saint-Foix, qui, sans être fort, est le plus redoutable de l'Europe.
Qui sait ce qui s'est fait à la Bastille, ce qu'elle renferme, ce qu'elle a renfermé ? Mais comment écrira-t-on l'histoire de Louis XIII, de Louis XIV et de Louis XV, si l'on ne sait pas l'histoire de la Bastille ? Ce qu'il y a de plus intéressant, de plus curieux, de plus singulier, s'est passé dans ses murailles. La partie la plus intéressante de notre histoire nous sera donc à jamais cachée : rien ne transpire de ce gouffre, non plus que de l'abîme muet des tombeaux.
Henri IV fit garder le trésor royal à la Bastille. Louis XV y fit enfermer le Dictionnaire encyclopédique, qui y pourrit encore.
Le duc de Guise, maître de Paris en 1588, le fut aussi de la Bastille et de l'Arsenal. Il en fit gouverneur Bussi le Clerc, procureur au parlement. Bussi le Clerc ayant investi le parlement, qui refusait de délier les Français du serment de fidélité et d'obéissance, conduisit à la Bastille présidents et conseillers, tous en robe et en bonnet carré ; là il les fit jeûner au pain et à l'eau.
Ô murs épais de la Bastille, qui avez reçu sous les trois derniers règnes les soupirs et les gémissements de tant de victimes, si vous pouviez parler, que vos récits terribles et fidèles démentiraient le langage timide et adulateur de l'histoire !
Auprès de la Bastille se trouve l'Arsenal, qui recèle le magasin à poudre, voisinage tout aussi terrible que la demeure.
La tour de Vincennes renferme encore des prisonniers d'État, qui paraissent devoir y finir leurs tristes jours. Qui a pu calculer au juste les lettres de cachet délivrées sous les trois derniers règnes ?
On a une histoire de la Bastille en cinq volumes, qui offre quelques anecdotes particulières et bizarres ; mais rien de ce qu'on souhaiterait tant d'apprendre, rien, en un mot, qui puisse porter quelque jour sur certains secrets d'État, couverts d'un voile impénétrable. Si l'on en croit l'historien, on y traitait sous un d'Argenson, avec une rigueur inouïe et une violence tyrannique, les prisonniers déjà trop punis par la perte de leur liberté.
Le gouvernement, aujourd'hui plus doux et plus humain qu'il ne l'a jamais été depuis la mort de Henri IV, s'est beau­coup relâché sans doute de cette cruelle sévérité, et l'on n'y inflige plus de ces punitions affreuses et inutiles.
Quand un prisonnier décède à la Bastille, on l'enterre à Saint-Paul, pendant la nuit à trois heures du matin. Au lieu de prêtres, des guichetiers portent le cercueil, et les membres de l'état-major assistent à la sépulture. Ainsi le corps n'échappe au terrible pouvoir que par la route du tombeau.
Dès qu'on parle de la Bastille à Paris, on récite soudain l'histoire du masque de fer chacun la fabrique à son gré et y mêle des réflexions non moins imaginaires.
Au reste le peuple craint plus le Châtelet que la Bastille : il ne redoute pas cette dernière prison, parce qu'elle lui est comme étrangère, n'ayant aucune des facultés qui en ouvrent les portes. Par conséquent il ne plaint guère ceux qui y sont détenus, et le plus souvent il ignore leurs noms. Il ne témoigne aucune reconnaissance aux généreux défenseurs de sa cause. Les Parisiens aiment mieux acheter du pain pour vivre, que le plus beau discours où l'on prouverait qu'ils ont droit à une vie aisée. On y mettait autrefois les écrivains pour bien peu de chose ; on a reconnu que l'auteur, le livre et ses opinions en acquéraient plus de célébrité ; on a laissé l'opinion de la veille s'effacer par celle du lendemain ; et l'on a compris que, lorsqu'on avait la force physique, il fallait peu s'inquiéter des idées politiques et morales, versatiles et changeantes par leur nature.

Mercier, Tableau de Paris : Amsterdam, 1782-1788.

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Porte cochères

Mercier, Tableau de Paris, Livre IV, chapitre 316, 1781.
Louis-Sébastien Mercier dénonce ici la pratique, réservée aux plus riches, de faire jeter du fumier devant leurs portes cochères pendant leurs maladies pour étouffer le bruit des carosses sur les pavés. C'est ainsi le confort de plusieurs milliers de personnes dans la rue qui est sacrifié pour préserver le sommeil de quelques privilégiés. L'auteur s'insurge contre cette injustice.

Les gens qualifiés font jeter pendant leurs maladies, du fumier devant leurs portes cochères et aux environs, pour que le bruit des carrosses les incommode moins. Ce privilège abusif change la rue en un cloaque affreux, pour peu qu'il ait plu, et fait marcher cent mille hommes en douze heures, dans un fumier liquide, noir et puant, où l'on enfonce jusqu'à mi - jambe. Cette manière d'empailler toute une rue, rend les voitures plus dangereuses, en ce qu'on ne les entend pas. Pour épargner quelque cahot bruyant à une tête malade ou vaporeuse, on expose la vie de trente mille fantassins, dont la cavalerie se moque, il est vrai, mais qui ne doivent pas expirer sous les roues silencieuses d'un carrosse, parce que M. le marquis a eu un accès de fièvre ou une indigestion […]

Souvent les portes cochères vomissent des voitures qui sortent à l'improviste, et qui coupent la rue rapidement et transversalement ; de sorte qu'il est impossible de se garantir de ce brusque danger : on se jette dans le péril, ne sachant si elles tourneront à droite ou à gauche. Ne pourrait-on pas obliger les portiers à prévenir les passants, et à siffler d'une certaine manière : ce qui serait un signal conservateur. Il y a moins de danger quand les voitures rentrent, parce que le laquais fait sonner le marteau à coups précipités ; et l'on est averti.[…]

Ce qu'elles ont vraiment d'incommode, c'est que tous les passants y lâchent leurs eaux, et qu’en rentrant chez soi l'on trouve au bas de son escalier un pisseur qui vous regarde et ne se dérange pas. Ailleurs, en le chasserait ; ici, le public est maître des allées, pour les besoins de nécessité. Cette coutume est fort sale , et fort embarrassante pour les femmes.

Mercier, Tableau de Paris, Slatkine : Genève, 1782-1788.

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Cris de Paris

Mercier, Tableau de Paris, Livre V, chapitre 379, 1781.
Fidèle à sa volonté de plonger le lecteur dans l'atmosphère fourmillante de la capitale, Mercier évoque ici la voix des crieurs et crieuses de rues.

Non, il n'y a point de ville au monde où les crieurs et les crieuses des rues aient une voix plus aigre et plus perçante. Il faut les entendre élancer leurs voix par-dessus les toits ; leur gosier surmonte le bruit et le tapage des carrefours. Il est impossible à l’étranger de pouvoir comprendre la chose ; le Parisien lui-même ne la distingue jamais que par routine. Le Porteur d’eau, la crieuse de vieux chapeaux, le marchand de ferraille, de peaux de lapin, la vendeuse de marée, c’est à qui chantera sa marchandise sur un mode haut et déchirant. Tous ces cris discordants forment un ensemble dont on n'a point d'idée lorsqu'on ne l'a point entendu. L'idiome de ces crieurs ambulants est tel qu'il faut en faire une étude pour bien distinguer ce qu'il signifie. Les servantes ont l'oreille beaucoup plus exercée que l'académicien ; elles descendent l'escalier pour le dîner de l'académicien, parce qu'elles savent distinguer du quatrième étage et d'un bout de la rue à l'autre si l'on crie des maquereaux ou des harengs frais, des laitues ou des betteraves. Comme les finales sont à peu près du même ton, il n'y a que l'usage qui enseigne aux doctes servantes à ne point se tromper, et c'est une inexplicable cacophonie pour tout autre.

Mercier, Tableau de Paris, Slatkine : Genève, 1782-1788.

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Décrotteurs

Mercier, Tableau de Paris, Livre VI, chapitre 455, 1781.
Fidèle à sa volonté de rendre compte de l'atmosphère concrète et fourmillante de la capitale dans son Tableau de Paris, Mercier  évoque ici l'art des « maîtres décrotteurs », ces cireurs de chaussures qui redonnent en un clin d'œil une apparence impeccable aux passants.

On sait que Paris se nommait jadis Lutétia, Ville de boue ; mais on ne sait pas au juste à quelle époque l’industrie enfanta l’art du décrotteur, si nécessaire de nos jours dans cette sale et grande ville. On a beau marcher sur la pointe du pied, l’adresse et la vigilance ne garantissent point des éclaboussures. Souvent même le balaie qui nettoie le pavé fait jaillir des mouches sur un bras blanc. L’utile décrotteur vous tend au coin de chaque rue une brosse officieuse, une main prompte ; il vous met en état de vous présenter chez les hommes en place et chez les dames ; car on passera bien avec l’habit un peu râpé, le linge commun, le mince accommodage ; mais il ne faut point arriver crotté, fût-on poète.

C’est sur le Pont-Neuf qu’est la grande manufacture ; on y est mieux décrotté ; on y est plus à son aise, et les voitures qui défilent sans cesse n’interrompent point l’ouvrage. La célérité, la propreté distinguent ces décrotteurs-là ; ils sont réputés maîtres ; ailleurs vous risquez de rencontrer un apprenti ignare, à qui vous confiez votre jambe, et qui prenant le polissoir au lieu de la vergette, étend sur un bas de soie blanc une cire noire et gluante que la plus habile blanchisseuse ne pourra effacer. Quel désastre pour celui que n’a que cette paire de bas en soie blancs, et qui est invité à dîner chez une duchesse, pour lui lire ensuite une petite comédie ou un poème érotique !

Auteurs qui craignez ce revers, ne vous adressez qu’aux maîtres décrotteurs du Pont-Neuf. S’il pleut, ou si le soleil est ardent, on vous mettra un parasol en main, et vous conserverez votre frisure poudrée, agrément que vous préfèrerez encore à la chaussure.

Mercier, Tableau de Paris, Slatkine : Genève, 1782-1788

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Boutique de perruquiers

Mercier, Tableau de Paris, Livre VI, chapitre 491, 1781.
Mercier évoque ici avec ironie et mordant la malpropreté qui règne dans les boutique de perruquiers. Il s'amuse ainsi du le paradoxe qui consiste à venir retrouver une apparence soignée en un tel lieu.

Imaginez tout ce que la malpropreté peut assembler de plus sale. Son trône est au milieu de cette boutique où vont se rendre ceux qui veulent être propres. Les carreaux des fenêtres, enduits de poudre et de pommade, intercepte le jour ; l’eau de savon a rongé et déchaussé le pavé. Le plancher et les solives sont imprégnés d’une poudre épaisse. Les araignées pendent mortes à leurs longues toiles blanchies, étouffées en l’air par le volcan éternel de la poudrière. N’entrez jamais dans cet antre infect ; mais regardez avec moi à travers une vitre cassée.
Voici un homme sous la capote de toile cirée, peignoir banal qui lui enveloppe tout le corps. On vient de mettre une centaine de papillotes à une tête qui n’avait pas besoin d’être défigurée par toutes ces cornes hérissées. Un fer brulant les aplatit, et l’odeur des cheveux brûlés se fait sentir.
Tout à côté voyez ce visage barbouillé de l’écume de savon ; plus loin un peigne à longue dents qui ne peut entrer dans une crinière épaisse. On la couvre bientôt de poudre, et voilà un accommodage.[…]

Il faut que ce métier si sale soit un métier sacré ; car dès qu’un garçon l’exerce sans en avoir acheté la charge, le chamberlan est conduit à Bicêtre, comme un coupable digne de toute la vengeance de lois. Il a beau quelquefois n’avoir pas un habit de poudre ; un peigne édenté, un vieux rasoir, un bout de pommade, un fer à toupet deviennent la preuve évidente de son crime, et il n’y a que la prison qui puisse expier un pareil attentat !

Mercier, Tableau de Paris, Slatkine : Genève, 1782-1788

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Babil

Mercier, Tableau de Paris, Livre VII, chapitre 596, 1781.
Dans ce chapitre du Tableau de Paris, rédigé entre 1781 et 1788, Mercier évoque avec humour la volubilité typiquement parisienne. Cette tendance mène à des journées rythmées par des bavardages incessants à propos de tout et de rien.

Point de peuple qui égale le Français pour la volubilité de la langue. Le Parisien se distingue encore par une prononciation rapide. Il parle en général très longtemps sans rien dire, ou plutôt en disant des riens. Ecoutez une conversation de deux personnes qui se connaissent à peine ; c'est une foule de compliments, puis de questions coup sur coup ; tous deux parlent à la fois, et aucun ne se pique de répondre.

Au moindre marché dans une boutique, on entre en conversation sur un tas de choses étrangères à l'objet ; c'est un verbiage éternel pour terminer le plus petit achat, et la diminution de quelques sous use la poitrine des deux discoureurs.
On a déjà beaucoup parlé dans une chambre ; mais ce n'est pas encore assez : il est d'usage de recommencer la conversation à la porte, sur le palier et  tout le long de l'escalier. On se répond encore quelques mots jusque dans l'éloignement, et toute cette abondance de paroles se réduit à des répétitions.
Dans les cafés, oyez les disputes criardes, bavardes et sottisières. Ici sont des rimeurs échauffés, qui se transportent pour ou contre des hémistiches ; plus loin, d’épais bourgeois qui commentent longuement une gazette inutile. Cette pétulance de langue est si familière aux Parisiens que chaque table de café a son parleur. S'il est seul, il entretient le garçon affairé, la cafetière qui change la monnaie ; et, à leur défaut, il cherche des yeux un écouteur.
Les cochers et charretiers, après les jurements usités, commencent entre eux une rixe de paroles grossières ; les gourmades n'arrivent qu'à la suite du bavardage, et le bavardage reprend après les coups de poing.
Dans les coches d'eau on ne s'entend point ; c'est une rumeur confuse, perpétuelle. Les mariniers ont peine à se communiquer les mots de la manœuvre. Quand deux coches viennent à se rencontrer, il s'élance de chaque tillac quelque voix forte en gueule, qui devient excitative pour tous les passagers. Alors c'est une bordée d'injures précipitées ; c'est à qui réduira son voisin aux abois. Les voix tonnantes et aiguës se répondent ; et les coches sont à deux cents toises qu'une clameur prolongée vient encore porter à l'oreille une sottise modulée sur un ton particulier.
Il est donc impossible au gouvernement de lier la langue du Parisien. Affilée, aiguisée, babillarde, pétulante, elle s'exerce sur tout et partout. On babille dans le salon doré, comme dans la tabagie enfumée ; on s'arrête dans les rues pour causer. Les voitures séparent les dialogueurs qui, malgré le danger et la remontrance du cocher, se rejoignent aussitôt pour achever leur phrase futile.

Est-ce dans l'organisation du Parisien qu'il faut chercher la source de ce déluge verbeux, intarissable ? Les vers de Voltaire et les notes de Gluck ont occupé les babillards pendant des années entières, et les journalistes ont reversé ensuite dans les feuilles périodiques ce débordement de paroles.
Les journalistes ne sont-ils pas des espèces de babillards, qui entassent par jour, par mois, par semaine, des mots vides de sens, et qui, pour démontrer le vice d'une période et la mauvaise structure d'un hémistiche, emploient à cette grande réformation plusieurs feuilles de papier ? Si l'intimé des Plaideurs remonte au-delà du Déluge, tout journaliste ne commence-t-il pas son rapport par vous parler du siècle d'Auguste du siècle de Louis XIV, et le tout pour infirmer la naissante célébrité d'un auteur ? N'a-t-on pas imprimé dix mille brochures sur la prééminence de Corneille ou de Racine ? N'a-t-on pas répété fastidieusement dans toutes les sociétés leur ennuyeux parallèle, et les jeunes rimeurs savent-ils dire encore autre chose ?          
Phocion appelait les babillards larrons de temps : il les comparait ensuite à des tonneaux vides, qui rendent plus de son que les tonneaux pleins. Orateurs des cafés, orateurs des salons, orateurs des journaux, orateurs des foyers, vous n’êtes que des futailles !
Vainement voudrait-on étouffer dans le Parisien un babil indiscret ou présomptueux qui lui est naturel ; ce penchant est irrésistible. Depuis la tête du ministre jusqu'à la jambe du danseur, il faut qu’il dise son mot sur tout ; il faut qu'il répète l'épigramme du jour ; c'est pour lui un triomphe ; mais son caquet est aussi inconstant que ses idées. Attendez huit jours, et ce parler bruyant qui semblait devoir tout renverser quittera un édit ou un ministre pour tomber sur une ariette ou sur un demi-poète.

Mercier, Tableau de Paris, Slatkine : Genève, 1782-1788

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De la Cour

Mercier, Tableau de Paris, Livre IX, chapitre 676, 1781.
Avec toute l'ironie et le mordant qui le caractérise, Mercier évoque ici la cour du roi à Versailles qui imprime au moindre valet un air de supériorité. Si l'auteur souligne cette apparence d'élégance, c'est pour mieux déplorer le manque de jugement et de sentiments sincères qui caractérisent ce milieu phagocyté par l'oisiveté et l'hypocrisie.

Tout sujet donc qui est à portée de voir le roi, fait le voyage de Versailles ; il entre dans le château magnifique ; il voit défiler toute la cour : mais il la verrait tous les jours pendant cent années de suite, il foulerait pendant un siècle et demi le parquet des longs appartements, que ses connaissances resteraient précisément au même point.
L'air de cour s'imprime dans un garçon de la chambre, dans un petit contrôleur. Celui qui met un soulier à un prince (soulier qu'il n'a pas su faire) s'estime au-dessus du cordonnier ; car c'est une charge.
Autant le grand seigneur affecte une contenance modeste, devenu souple, de fier et de superbe qu'il était la veille, autant les valets prennent un ton qui, partout ailleurs, serait l'excès du ridicule.
On marche des épaules, à la cour ; le courtisan salue légèrement, interroge sans regarder, glisse sur le parquet avec une légèreté incomparable, parle d'un ton élevé, préside aux cercles, jusqu'à ce qu'il paraisse quelques syllabes, quelque nom qui le réduise au ton général.
La politesse de la cour est-elle si renommée, parce qu'elle vient du centre de la puissance, ou parce qu'elle provient d'un goût plus raffiné ? Le langage y est plus élégant, le maintien plus noble et plus simple, les manières plus aisées ; le ton et la plaisanterie ont quelque chose de fin et de particulier ; mais le jugement y a peu de justesse ; les sentiments du cœur y font nuls ; c'est une ambition oisive, un désir immodéré de la fortune, sans travail.

[…] Quand l'édit du souverain déplaît aux Parisiens, ils font une chanson, et ils croient dès ce moment l'avoir annulé. On n'apprend donc rien en usant le parquet de Versailles ; mais il est très curieux, pour un philosophe, de se rendre à l'œil-de-bœuf, et là, de contempler les différentes physionomies qui passent et repassent. Ô Molière ! Molière ! et voilà comme le pauvre genre humain est fait !

Mercier, Tableau de Paris, Slatkine : Genève, 1782-1788

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Rue Vivienne

Mercier, Tableau de Paris, Livre IX, chapitre 951, 1781.
Dans ce chapitre du Tableau de Paris, rédigé entre 1781 et 1788, Mercier se livre à une féroce satire des milieux financiers et des spéculations qui ont lieu rue Vivienne, à proximité de la Caisse d'escompte.

Il y a plus d'argent dans cette seule rue que dans tout le reste de la ville ; c'est la poche de la capitale. Les grandes caisses y résident, notamment la Caisse d'escompte. C'est là que trottent les banquiers, les agents de change, les courtiers, tous ceux enfin qui font marchandise de l'argent monnayé. Comme toute leur science consiste à acheter à bas prix des uns, pour vendre cher aux autres, tout favorise leur cupidité. La diversité immense des besoins travaille tellement les habitants de la capitale qu'il faut incessamment recourir à ces tourmenteurs de fonds. Ils usent d'un jargon mystérieux, et se gardent bien de le simplifier, parce que si le peuple entendait cette langue d'agiotage il ferait lui-même ses affaires.
Toutes les affaires sont des affaires de finances ; mais le peuple est constamment dupe du calculateur ; c'est une espèce de fléau moderne. Un pays est malheureusement agité, lorsque le financier y donne des lois ; toutes les fortunes alors éprouvent des convulsions plus ou moins grandes.

Ce qui compose l'agiotage, et toute cette race ennemie de la sainte agriculture, se loge aux environs de cette rue, pour être plus à portée des autels de Plutus. Les catins y sont plus financières que dans tout autre quartier, et distinguent un suppôt de la bourse à ne pas s'y tromper. Là, tous ces hommes à argent auraient besoin de lire plus que les autres, pour ne pas perdre tout à fait la faculté de penser ; mais ils ne lisent point du tout ; ils donnent à manger à ceux qui écrivent, en ne concevant pas trop comment on exerce un pareil emploi. Le livre le plus précieux pour un financier c'est l'Encyclopédie ; d'abord, parce que ce livre est cher, et ensuite parce qu'il a entendu dire que cet ouvrage volumineux avait rapporté de l'argent. Tous les habitants de cette rue sont à la lettre des hommes qui travaillent contre leurs concitoyens, et qui n'en éprouvent aucun remords ; ils ne se doutent seulement pas eux-mêmes à quel point ils sont coupables aux yeux des vrais citoyens, pour avoir occasionné depuis trente ans les grands maux de la patrie.
Les capitalistes habitent de préférence ce quartier opulent, d'où n'approche jamais la misère, qui se réfugie ailleurs. Qu'est-ce qu'un capitaliste, me dira-t-on ? Est-ce une bonne tête, une tête sensée, un homme de génie ? Non, c'est un homme qu'escortent cinq ou six millions, et qui frappe dans les affaires avec cette massue irrésistible. Voilà un capitaliste !

Mercier, Tableau de Paris, Slatkine : Genève, 1782-1788

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Paris ou la Thébaïde

Mercier, Tableau de Paris, Livre XII, chapitre 959, 1781.
Au terme de son Tableau de Paris, Mercier livre une ode à la capitale, « seule patrie » possible  d'un véritable « homme de lettres ». Il loue la liberté dont chacun peut paradoxalement  jouir au sein de cette ville fourmillante et grouillante. La présence de la foule et d'une multitude d'activités offre aussi la possibilité, selon l'humeur, de s'oublier dans les divertissements.

Telle est ma devise : Paris est la patrie d'un homme de lettres, sa seule patrie. Pourquoi ? dira-t-on. C'est d'abord parce qu'il se trouve au centre de tous les genres d'instruction, bibliothèques, cours, gens éclairés ; à chaque pas il peut s'instruire et s'amuser ; l'un vaut l'autre. Le tumulte l'environne, et c'est au milieu de ce tumulte, qu'il peut choisir l'asile le plus doux, le plus paisible de l'univers. La haute noblesse, l'énorme opulence, la pédanterie de toute espèce, passent à côté de lui, et il ne leur devra rien. Toutes ces petites grandeurs des provinces viennent se fondre et mourir à Paris. Le cérémonial, l'étiquette ne l'assujettissent point, car il aura plus de sociétés aimables qu'il n'en pourra cultiver, et plus de connaissances agréables qu'il n'en voudra faire ; point d'entraves, point de gêne, point de ces respects, de ces bienséances provinciales, qui fatiguent tant l'homme d'esprit ; il descendra de son quatrième étage pour aller faire, non de ces visites serviles et politiques, auxquelles on est assujetti ailleurs, mais de ces visites intéressantes qui flattent le désir de s'instruire.
Dans les petites villes, les caquets, les médisances, les prétentions des citadins en place le poursuivraient, et il aurait à souffrir du sot orgueil et des dédains arrogants du riche. A Paris il est l'égal de tout le monde ; il jouit de sa célébrité, s'il en a une ; il ne rencontre pas ses adversaires, et il sera encore mieux loué et mieux apprécié que dans la province. Enfin il est loin de la morgue de ceux qui ont un habit bleu ou un habit rouge ; cette morgue, la plus stupide de toutes, vient se perdre et s'anéantir dans la grande cité.
Mais il perdra aussi de sa force, et cela devient inévitable. A la Chine, les jardiniers ont le secret de rendre nains les arbres de toutes espèces. Le cèdre n'a plus que deux pieds de haut, et le tronc, les branches, les feuilles, sont très bien proportionnés. Les plaisirs de la capitale sont les jardiniers de la Chine. Ils ont le secret de rendre nains les hommes forts et vigoureux ; pas tous cependant, mais une grande partie.
Tel philosophe peut aimer la solitude de la campagne, mais après elle il préférera Paris à tout le reste. Son heureuse situation appelle toutes les commodités de la vie.
Michel Montaigne chérissait cette ville, et convenait qu'elle avait sur toutes les autres quelque chose de philosophique.
Ici il est permis d'être soi ; une fortune médiocre n'est point sujette à une observation malicieuse, ni au dédain de l'opulence, parce que les minces fortunes appartiennent au plus grand nombre.
Les hommes de tous les pays accourent avec leur argent et viennent demander à Paris les jouissances qu'ils ne trouveraient pas ailleurs.
Singulière ville où, tandis que l'un écrit un livre philosophique, l'autre fait imprimer un mandement qui vous permet gravement de manger des œufs ! Ville unique où un simple mur mitoyen voit d'un côté un chœur pieux de dévotes et austères carmélites et de l'autre les scènes folâtres et libertines d'un joyeux sérail ; où dans la même maison l'un rêve à placer un million et l'autre à emprunter un écu !
Là l'observateur n'a pas besoin de campagne située au fond des bois, ou sur le bord de la mer ; à toute heure il est en son pouvoir de rentrer dans son cabinet comme dans un asile impénétrable. Nulle part il ne trouvera de retraite plus tranquille et plus libre.
La solitude parfaite peut exister au milieu de Paris. On est seul quand on veut l'être, et rien de plus délectable que le changement d'état ; d'être aujourd'hui dans une société nombreuse, et le lendemain à ses occupations. C'est ce contraste qui plaît, qui attache. La manière de vivre la plus agréable et en même temps la plus utile est celle qui se partage également entre la solitude et la société. Quand l'ennui nous domine, on se jette dans le tourbillon. En a-t-on assez, on revient dans la solitude. Dans le commerce du monde on acquiert des idées ; on voit une foule de caractères. Dans la solitude, on met ses idées en ordre, on les classe, on les range, on en tire tout le profit qu'on en peut tirer.

Mercier, Tableau de Paris : Amsterdam, 1782-1788.

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