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Anthologie

La Dame aux camélias dans le texte

Une sélection d’extraits pour découvrir la passion impossible entre la courtisane Marguerite Gautier et  le fils de bonne famille Armand Duval. Adapté par l’auteur dès 1852 au théâtre puis l’année suivante, sous la forme d’un opéra, par Giuseppe Verdi, cette œuvre réactualie la figure de la courtisane amoureuse et donna naissance à un véritable mythe littéraire.

Mort d'une courtisane

Alexandre Dumas fils, La Dame aux camélias, 1848.
L'action se passe près de grands boulevards. Une affiche jaune rue Laffitte annonce une vente de meubles et de riches objets après décès. Par pure curiosité, le narrateur entre visiter cet appartement ayant appartenu à une courtisane, Marguerite Gautier.

Cette histoire m'était revenue à l'esprit pendant que je contemplais les nécessaires d'aregent, et un certain temps s'était écoulé, à ce qu'il paraît, dans ces réflexions, car il n'y avait plus dans l'appartement que moi et un gardien qui, de la porte, examinait avec attention si je ne dérobais rien.

Je m'approchai de ce brave homme à qui j'inspirais de si graves inquiétudes.

«  Monsieur, lui dis-je, pourriez-vous me dire le nom de la personne qui demeurait ici ?

 Mlle Marguerite Gautier. Je connaissais cette fille de nom et de vue.

«  Comment ! dis-je au gardien, Marguerite Gautier est morte ?

 Oui, monsieur.

 Et quand cela ?

 Il y a trois semaines, je crois.

 Et pourquoi laisse-t-on visiter l’appartement ?

 Les créanciers ont pensé que cela ne pouvait que faire monter la vente. Les personnes peuvent voir d’avance l’effet que font les étoffes et les meubles ; vous comprenez, cela encourage à acheter.

 Elle avait donc des dettes ?

 Oh ! monsieur, en quantité.

 Mais la vente les couvrira sans doute ? — Et au-delà.

 À qui reviendra le surplus, alors ?

 À sa famille.

 Elle a donc une famille ?

 À ce qu’il paraît.

 Merci, monsieur. »

Le gardien, rassuré sur mes intentions, me salua, et je sortis.

« Pauvre fille ! » me disais-je en rentrant chez moi, elle a dû mourir bien tristement, car, dans son monde, on n’a d’amis qu’à la condition qu’on se portera bien.

Et malgré moi je m’apitoyais sur le sort de Marguerite Gautier.

Cela paraîtra peut-être ridicule à bien des gens, mais j’ai une indulgence inépuisable pour les courtisanes, et je ne me donne même pas la peine de discuter cette indulgence. Un jour, en allant prendre un passeport à la préfecture, je vis dans une des rues adjacentes une fille que deux gendarmes emmenaient. J’ignore ce qu’avait fait cette fille, tout ce que je puis dire, c’est qu’elle pleurait à chaudes larmes en embrassant un enfant de quelques mois dont son arrestation la séparait. Depuis ce jour, je n’ai plus su mépriser une femme à première vue.

Alexandre Dumas fils, La Dame aux camélias : Paris, Alexandre Cadot, 1848

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Manon Lescaut et Marguerite Gautier

Alexandre Dumas fils, La Dame aux camélias, 1848.
Dans le chapitre 3 du roman La Dame aux camélias, le narrateur vient d'acquérir un exemplaire du roman Manon Lescaut ayant appartenu à Marguerite Gautier. Il compare la mort de l'héroïne du roman de l'abbé Prévost à celle de Marguerite Gautier, toutes deux prostituées et pécheresses.

Sur la première page était écrite à la plume, et d’une écriture élégante, la dédicace du donataire de ce livre.

Cette dédicace portait ces seuls mots :

Manon à Marguerite, Humilité.

Elle était signée : Armand Duval.

Que voulait dire ce mot : Humilité ?

Manon reconnaissait-elle dans Marguerite, par l’opinion de ce M. Armand Duval, une supériorité de débauche ou de cœur ?

La seconde interprétation était la plus vraisemblable, car la première n’eût été qu’une impertinente franchise que n’eût pas acceptée Marguerite, malgré son opinion sur elle-même.

Je sortis de nouveau et je ne m’occupai plus de ce livre que le soir lorsque je me couchai.

Certes, Manon Lescaut est une touchante histoire dont pas un détail ne m’est inconnu, et cependant lorsque je trouve ce volume sous ma main, ma sympathie pour lui m’attire toujours, je l’ouvre et pour la centième fois je revis avec l’héroïne de l’abbé Prévost. Or, cette héroïne est tellement vraie, qu’il me semble l’avoir connue. Dans ces circonstances nouvelles, l’espèce de comparaison faite entre elle et Marguerite donnait pour moi un attrait inattendu à cette lecture, et mon indulgence s’augmenta de pitié, presque d’amour pour la pauvre fille à l’héritage de laquelle je devais ce volume. Manon était morte dans un désert, il est vrai, mais dans les bras de l’homme qui l’aimait avec toutes les énergies de l’âme, qui, morte, lui creusa une fosse, l’arrosa de ses larmes et  y ensevelit son cœur ; tandis que Marguerite, pécheresse comme Manon, et peut-être convertie comme elle, était morte au sein d’un luxe somptueux, s’il fallait en croire ce que j’avais vu, dans le lit de son passé, mais aussi au milieu de ce désert du cœur, bien plus aride, bien plus vaste, bien plus impitoyable que celui dans lequel avait été enterrée Manon.

Alexandre Dumas fils, La Dame aux camélias : Paris, Alexandre Cadot, 1848

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Être aimé d'une courtisane

Alexandre Dumas fils, La Dame aux camélias, 1848.
La narration constitue un récit dans le récit puisque Armand Duval raconte son aventure au narrateur initial du roman. Ce jeune homme issu d'une famille bourgeoise et respectée tombe amoureux de Marguerite Gautier, une courtisane luxueuse jusqu'ici entretenue par un duc.

À cinq heures du matin, quand le jour commença à paraître à travers les rideaux, Marguerite me dit :
« Pardonne-moi si je te chasse, mais il le faut. Le duc vient tous les matins ; on va lui répondre que je dors, quand il va venir, et il attendra peut-être que je me réveille.

Je pris dans mes mains la tête de Marguerite, dont les cheveux défaits ruisselaient autour d’elle, et je lui donnai un dernier baiser, en lui disant :

 Quand te reverrai-je ?

 Écoute, reprit-elle, prends cette petite clé dorée qui est sur la cheminée, va ouvrir cette porte ; rapporte la clef ici et va-t’en. Dans la journée, tu recevras une lettre et mes ordres, car tu sais que tu dois obéir aveuglément.

 Oui, et si,je demandais déjà quelque chose ?

 Quoi donc ?

 Que tu me laissasses cette clef.

 Je n’ai jamais fait pour personne ce que tu me demandes là.

 Eh bien, fais-le pour moi, car je te jure que moi, je ne t’aime pas comme les autres t’aimaient.

 Eh bien, garde-la, mais je te préviens qu’il ne dépend que de moi que cette clef ne te serve à rien.

 Pourquoi ?

 Il y a des verrous en dedans de la porte.

 Méchante !

 Je les ferai ôter.

 Tu m’aimes donc un peu ?

 Je ne sais pas comment cela se fait, mais il me semble que oui. Maintenant va-t’en ; je tombe de sommeil. Nous restâmes quelques secondes dans les bras l’un de l’autre et je partis.

Les rues étaient désertes, la grande ville dormait encore, une douce fraîcheur courait dans ces quartiers que le bruit des hommes allait envahir quelques heures plus tard.

Il me sembla que cette ville endormie m’appartenait ; je cherchais dans mon souvenir les noms de ceux dont j’avais jusqu’alors envié le bonheur ; et je ne m’en rappelais pas un sans me trouver plus heureux que lui.

Être aimé d’une jeune fille chaste, lui révéler le premier cet étrange mystère de l’amour, certes, c’est une grande félicité, mais c’est la chose du monde la plus simple [...]

Mais être réellement aimé d’une courtisane, c’est une victoire autrement difficile. Chez elles, le corps a usé l’âme, les sens ont brûlé le cœur, la débauche a cuirassé les sentiments. Les mots qu’on leur dit, elles les savent depuis longtemps, les moyens que l’on emploie, elles les connaissent, l’amour même qu’elles inspirent, elles l’ont vendu. Elles aiment par métier et non par entraînement. Elles sont mieux gardées par leurs calculs qu’une vierge par sa mère et son couvent ; aussi ont-elles inventé le mot caprice pour ces amours sans trafic qu’elles se donnent de temps en temps comme repos, comme excuse, ou comme consolation ; semblables à ces usuriers qui rançonnent mille individus, et qui croient tout racheter en prêtant un jour vingt francs à quelque pauvre diable qui meurt de faim, sans exiger d’intérêt et sans lui demander de reçu.
Puis, quand Dieu permet l’amour à une courtisane, cet amour, qui semble d’abord un pardon, devient presque toujours pour elle un châtiment. Il n’y a pas d’absolution sans pénitence. Quand une créature, qui a tout son passé à se reprocher, se sent tout à coup prise d’un amour profond, sincère, irrésistible, dont elle ne se fût jamais crue capable ; quand elle a avoué cet amour, comme l’homme aimé ainsi la domine ! Comme il se sent fort avec ce droit cruel de lui dire : « Vous ne faites pas plus pour de l’amour que vous n’avez fait pour de l’argent. »


Alors elles ne savent quelles preuves donner. Un enfant, raconte la fable, après s’être longtemps amusé dans un champ à crier : « Au secours ! » pour déranger des travailleurs, fut dévoré un beau jour par un ours, sans que ceux qu’il avait trompés si souvent crussent cette fois aux cris réels qu’il poussait. Il en est de même de ces malheureuses filles, quand elles aiment sérieusement. Elles ont menti tant de fois qu’on ne veut plus les croire, et elles sont, au milieu de leurs remords, dévorées par leur amour.

Alexandre Dumas fils, La Dame aux camélias : Paris, Alexandre Cadot, 1848

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La lettre d'adieu de Marguerite à Armand

Alexandre Dumas fils, La Dame aux camélias, 1848.
Dans le chapitre 22, Armand Duval retourne rue d'Antin à l'appartement de Marguerite qu'il découvre entièrement vide. Le portier lui remet une lettre d'adieu qui lui est destinée.

Une fois dans la rue, je brisai le cachet de cette lettre.
La foudre fût tombée à mes pieds que je n’eusse pas été plus épouvanté que je le fus par cette lecture.
« A l’heure où vous lirez cette lettre, Armand, je serai déjà la maîtresse d’un autre homme. Tout est donc fini entre nous.
Retournez auprès de votre père, mon ami, allez revoir votre sœur, jeune fille chaste, ignorante de toutes nos misères, et auprès de laquelle vous oublierez bien vite ce que vous aura fait souffrir cette fille perdue que l’on nomme Marguerite Gautier, que vous avez bien voulu aimer un instant, et qui vous doit les seuls moments heureux d’une vie qui, elle l’espère, ne sera pas longue maintenant. »
Quand j’eus lu le dernier mot, je crus que j’allais devenir fou.
Un moment j’eus réellement peur de tomber sur le pavé de la rue. Un nuage me passait sur les yeux et le sang me battait dans les tempes.
Enfin je me remis un peu, je regardai autour de moi, tout étonné de voir la vie des autres se continuer sans s’arrêter à mon malheur.
Je n’étais pas assez fort pour supporter seul le coup que Marguerite me portait.
Alors je me souvins que mon père était dans la même ville que moi, que dans dix minutes je pourrais être auprès de lui, et que, quelle que fût la cause de ma douleur, il la partagerait.
Je courus comme un fou, comme un voleur, jusqu’à l’hôtel de Paris : je trouvai la clef sur la porte de l’appartement de mon père. J’entrai.
Il lisait.
Au peu d’étonnement qu’il montra en me voyant paraître, on eût dit qu’il m’attendait.
Je me précipitai dans ses bras sans lui dire un mot, je lui donnai la lettre de Marguerite, et me laissant tomber devant son lit, je pleurai à chaudes larmes. 

Alexandre Dumas fils, La Dame aux camélias : Paris, Alexandre Cadot, 1848

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