Utopie et histoire

Bibliothèque nationale de France
Le Paradis comme jardin
Comme toute chronique universelle, La Bouquechardière – du nom de son auteur Jean de Courcy, seigneur de Bourg-Achard en Normandie – évoque le commencement de l’histoire, ce qui fournit au peintre l’occasion de placer en frontispice de l’œuvre un superbe paradis où Adam et Ève, légèrement en retrait, figurent, au sein d’un paysage apaisé, dominé par l’Esprit, l’innocence originelle de la lignée humaine. L’exemplaire présenté ici est sorti d’un atelier lyonnais ; l’encadrement du frontispice par un ruban doré enroulé autour d’un bâton écoté en est la marque de fabrique.
Bibliothèque nationale de France
Un bonheur éternel
Au premier abord, l’utopie apparaît comme une récusation du temps. L’abolition du malheur qu’elle promet à l’homme nouveau implique en effet la disparition de l’angoisse du déclin, de la peur de la mort, causes premières de ce malheur. Le bonheur, soutient l’utopie, ne se conçoit qu’éternel, sans quoi il n’est rien. Cette perpétuité, qui conditionne la félicité des hommes, est du reste le corollaire logique de la perfection : comment l’utopie serait-elle parfaite si elle était promise à la dégradation ? C’est ainsi que la fondation de l’Utopie de More remonte à mille sept cent soixante ans et que la Bensalem de Bacon a « environ » dix-neuf siècles : durées fabuleuses qui symbolisent l’éternité virtuelle de ces systèmes. « Une république convenablement ordonnée peut, affirme le héros de l’Oceana (1656) de Harrington, être aussi immortelle ou vivre aussi longtemps que le monde ».1
Réinventer l’histoire
Contrairement à l’ancien, le nouveau paradis n’aura pas de fin ; c’est pour cela qu’il entend se couper du passé, mais aussi du dehors, où le temps subsiste et continue de gâter les œuvres humaines. L’insularité utopique se situe à la fois dans l’espace et dans le temps. L’utopie est toujours également une « uchronie », un lieu où plus rien n’arrive. Précisons : plus rien n’arrive d’imprévu, ou, mieux, d’anormal. Car ce qui a disparu, ce n’est pas l’histoire, c’est une certaine histoire, où des « forces objectives, étrangères » dominaient les hommes. Mais ces forces, une fois parvenues au terme, passeront sous le contrôle des hommes, qui alors « feront eux-mêmes leur histoire en pleine conscience ».2 L’utopie n’est donc pas la fin de l’histoire, c’est, pour reprendre un concept popularisé par le discours marxiste, la fin de la préhistoire et le début de l’histoire véritable d’un homme renouvelé, libéré, enfin rendu à lui-même. L’entrée dans la perfection résulte d’un processus d’amélioration global, à la fois inéluctable et perpétuel.

Montre décadaire
Gilbert Romme propose une nouvelle organisation décadaire du temps, adoptée par la Convention le 15 vendémiaire an II (7 octobre 1793). En cette époque de profondes transformations, aux conséquences majeures sur la vie quotidienne, on fabrique montres et pendules à double cadran, afin de familiariser le public avec les nouveaux usages. Mais en raison de la difficulté à imposer cette réforme à la population, elle est supprimée le 18 germinal an III (7 avril 1795).
Même décrite comme une rupture absolue, la fondation de la cité parfaite ne se conçoit pas en dehors de cette dynamique. Réciproquement, c’est la nécessité même de ce progrès et l’impossibilité corrélative d’une rechute ou d’une régression qui garantissent à l’utopie son immortalité et qui l’assurent donc de sa perfection.
Dans « l’ère nouvelle », affirment les Utopiens imaginés par Anatole France, le principal changement sera que « les progrès de la civilisation humaine seront désormais harmonieux et pacifiques », alors qu’ils étaient jadis douloureux et tragiques. Une fois le temps domestiqué, réconcilié à jamais avec l’homme nouveau, tout ira de mieux en mieux dans le meilleur des mondes.
Provenance
Cet article a été publié à l’occasion de l’exposition « Utopie, la quête de la société idéale en occident » présentée à la Bibliothèque nationale de France du 4 avril au 9 juillet 2000.
Lien permanent
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